Tous pour dents, dents contre tous
Chacun de nous a une profonde frayeur des opérations *(sauf les foldingues de la chirurgie esthétique qui supplient leur praticien de leur modeler un nez aquilin, puis une bouche boudeuse, puis une poitrine frondeuse, puis des fesses rebondies, puis un mari en adéquation, non pas avec leur physique de rêve, mais avec leurs besoins financiers. J'ai lu qu'un type avait subi 40 000 opérations pour ressembler à Ken, et comme le résultat ne lui donnait pas encore satisfaction, et que son docteur était parti s'exiler pour cause de hernie fiscale insupportable, il a décidé de créer une poupée à son effigie. Il aurait pu commencer par çà, cela aurait fait économiser des heures de battements de paupières (d'origine) aux lecteurs incrédules devant tant de bêtises : comment peut-on vouloir ressembler à Ken ? Il n'a rien dans le slip ! (métaphore polie pour expliquer pourquoi Barbie reste fine, elle n'a jamais eu à craindre les effets primaires d'une grossesse, secondaires d'une pillule, tertiaires d'un boulot mal payé...)).
Rien de mieux qu'une urgence pour ne pas avoir à réfléchir devant le document de 10 pages, recto-verso, qu'il vous faut signer avant toute intervention programmée, afin de dédouaner le médecin de toutes les conséquences possibles et impossibles de l'acte incriminant (les rédacteurs de telle liste devraient écrire des thrillers flippants, tellement ils débordent d'imagination quant au tragique d'un monde envahi par la faillabilité humaine : un plongeon dans la dimension horizontale et nous pouvons être trahi par notre corps, par notre anesthésiste, par notre chirurgien, par notre acompagnateur de confiance qui peut décider à notre place, si nous nous avérons incapables de comprendre le langage médical (10 ans d'étude sont à peine suffisant pour le maîtriser, alors on s'étonne que les médecins cherchent à se couvrir quand il s'agit de le mettre en pratique !), à quelle science (ou morgue) nous vouer, par tout un bouillon de cultures avide de connaître une retraite paisible dans des cellules capitonnées, ne bénéficiant plus de l'immunité). Que de déliés stylistiques et d'arabesques vocabulairo-ronflantes pour évoquer, sans jamais la citer, celle qui vous fauche en consolant vos héritiers. Pourtant, la mort a t'elle le mérite de vous épargner la douleur que vous causerait la gangrénisation de l'axe moteur articulambiqué expectorus-sensorio-orbital gauche ou la pitié qu'entrainerait l'estropiage de la sous-morphologie extra-conjugulaire translatérale droite...
Ma fille, 15 ans, avait malheureusement toutes ses dents et devait se faire arracher celles qui sont censées contenir la sagesse (alors qu'il semblerait plus sage qu'elles n'aient jamais vu le jour de la création), du fait d'une position guère missionnaire. Après avoir compulsé dix dictionnaires et l'enyclopédie médico-légale (et évité soigneusement tout forum, sur lesquels s'épanchent les écorchés de la bouche, même si je me suis privée ainsi de photos bien marrantes de dentitions sanguinolantes et de visages hypertrophiés), j'ai apposé ma signature et accepté que ma fille soit livrée aux mains du type qui tenait le crachoir.
Pour ceux qui ne connaissent pas ma fille, celle-ci, petite, était téméraire et casse-cou. Oubliez cette image. Elle est devenue une adolescente timide, pudique et effrayée par les piqûres. Lui faire faire une prise de sang a été toute une aventure. Elle s'est même renseignée sur les horaires des avions en partance pour Moscou (qu'elle situe en Angleterre, alors que chacun sait que cette ville est réputée pour sa gastronomie : les goulags russes sont d'un croustillant remarquable), mais je suis parvenue, après un pourparler de 3 jours, 26 heures et 72 minutes, ce qui me fait dire que je pourrais être la bonne personne pour qu'un accord de paix soit enfin signé entre Israël et Yahvé, à ce qu'elle ne morde plus les liens qui la maintenait couchée sur le fauteuil du laboratoire, et du sang lui fut puisé et la laborantine pas trop épuisée.
Pour ceux qui, à peine moralisateurs mais bien chiants, me conseillent que j'aurai pu acheter de l'hemla (aime là, cette piqure que tu ne saurais voir), je réponds que, dès que ma fille a eu connaissance de ce remède censé endormir la peau (et la méfiane des patients), elle m'a contrainte à en faire l'acquisition : j'ai bien sûr eu droit au générique, de fin certainement, parce que ma fille a bien sentie la fine aiguille de la perfusion entrer doucement dans sa veine offerte, insouciante, à l'infirmière tapotante (ma fille, si elle est sortie perforée de cette histoire, a également appris qu'elle avait de belles veines, ce qui l'a rempli, inexplicablement, d'une grande fierté et elle se demande si l'anesthésiste, qui lui a susurré ces belles paroles, pourrait apprendre, aux lourdauds qui la cotoient, des compliments aussi originaux et agréables à entendre).
Nous sommes arrivées à la clinique à 12H27 en sommes ressorties à 18H53, ce jeudi 21 août, jour des dents de sagesse (que la petite souris ne vient pas chercher, peut être parce qu'elle n'aime pas les racines) : 8 jeunes, aux visages plus ou moins sereins, attendaient sur la longue chaîne qui conduit au sourire édenté (ah , la vie est un éternel gachis, tu nais sans dent, elles poussent dans la douleur, elles tombent dans la douleur, elles repoussent pour la joie du dentiste, elles retombent pour la joie du prothésiste, et tu meurs en gardant une dent contre tes enfants qui naissent sans dent, etc...). Ma fille est entrée complètement angoissée, elle est sortie complètement groggy. Je suis entrée complètement angoissée (me demandant s'il ne fallait pas que j'annule tout, plutôt que se réalise un des multiples scénarios catastrophes torpillant sans arrêt mon cerveau, celui concernant le retour de Cécilia n'étant pas le pire), je suis sortie me retenant de hurler de rire devant les joues gonflées de ma fille. Gentiment, je lui ai d'abord dit qu'elle ressemblai à un hamster, ayant fait des provisions pour 10 hivers. Puis, voyant qu'elle faisait la gueule et m'interdisait de la faire sourire, j'ai enfin trouver à qui elle me faisait penser :
*j'aime bien parler au nom de chacun de nous. Si quelqu'un ne se retrouve pas dans ce chacun de nous, je n'irai pas le chercher.