Deux mains pour vieillir

Regarder un enfant grandir apporte beaucoup d'enseignements, du moins fait comprendre que les ennuis commencent très tôt.

Prenez une petite fille de 10 mois, presque 10 mois et demi, mais je n'écris pas pour être exacte, d'autant qu 'à chaque jour qui passe, elle prend un jour de plus (j'ai décidé d'être philosophique (courant évidentialiste) et donc de me rendre compte qu'un jour pour ma fille représente presque le doublement de son âge alors qu'un jour pour moi représente un rappel que je suis nulle en calcul mental), elle doit vite faire face à une configuration physique restreinte : elle n'a que deux mains...et se confronter à la force gravitationnelle qui fait que lorsqu'elle veut saisir un objet lorsque sa main en contient déjà un, ce dernier chute lui occasionnant une frustration intolérable : pourquoi le monde est-il constitué de plus de deux objets alors que je ne peux matériellement fonctionner qu'en mode droite-gauche ou plouf (je rappelle qu'elle n'a que dix mois et ne possède pas encore d'Iphone lui permettant avec une seule main d'avoir accès à une prodigieuse et luxuriante collection de photos de chats).

Et cette contrainte corporelle ne nous poursuit-elle pas toute notre existence ? nous condamnant à répondre à un mioche, qui exige qu'on lui serve à manger tout de suite, alors qu'on est en train de passer la serpillière - parce qu'un mari  n'a encore pas pu s'empêcher d'adopter son allure de dandy de la campagne, pour aller effectuer fièrement ses trois sorties hebdomadaires (suscitant une certaine suspiction chez les voisins qui commencent à brandir leurs jumelles pour voir si des gouttes de sang sont perceptibles sous les sacs) à la poubelle, pomponné dans les crocs que j'ai eu le malheur d'acheter, ne supportant plus son regard apitoyé lorsqu'il me voyait me mouvoir gracieusement dans les miens  et de remplir, lorsqu'il rentre de cérémonieuse tournée, la maison, de campagne plutôt que de dandy -, tout en maintenant solidement une gamine cramponnée au balai qui hurle parce que ces crocs préférés (ceux de son père qui ont des trous parfaits pour les petits doigts qui s'y coincent et obligent à se rendre compte que la patience est une qualité qui s'émouse dangereusement avec le temps) sont de sortie : "eh, j'ai que deux mains !"...L'impuissance est donc un sentiment qui s'éprouve très tôt. Sachant que d'après les spécialistes, ce serait cette impression de manque de contrôle qui pousserait à voter pour les extrêmes, il suffirait de génétiquement modifié l'homme afin qu'il acquière une troisième main pour apporter la paix dans le monde (si bien sûr le monde n'était constitué que de trois objets).

En observant ma fille, j'ai également compris que la vieillesse n'était qu'un rajeunissement. Regardez la se déplacer en s'aidant d'une chaise qu'elle pousse maladroitement en soupirant "hein hein hein" contre la dureté du sol, le dos courbé et le col maculé de bave et vous la retrouverez 80 ans plus tard avec son déambulateur. Regardez la dans les bras de sa mère qui appelle son père en le pointant du doigt et lorsque celui-ci accourt, alléché par une couche propre, elle s'en détourne pour enfouir sa tête et sa morve dans le pull maternel et vous la retrouverez 80 ans plus tard avec ses docteurs. Regardez la taper d'un crochet maladroit du pied gauche dans le ballon et vous la retrouverez 80 ans plus tard avec sa fourchette. Ah, pourquoi toujours enjoliver le bon vieux temps alors que le vieux est l'avenir....

J'ai également trouvé l'origine du mythe d'Achille. Vous vous rappelez sans doute, si vous allez consulté wikipedia, qu'Achille pour éviter d'aller à Troie pour ramener à son mari une poire, pari d'une pomme de la discorde (je résume mais Homère m'a tuée) se déguise en femme parmi d'autres femmes et se fait débusquer par Ulysse parce qu'il est le seul à préférer le stand des armes. Et bien, ce mythe a été créé par un type qui avait trouvé le moyen de débusquer un bébé : c'est le seul qui préférera au stand de jouets le stand des objets contondants. Vous pouvez tenter l'expérience : tendez à votre enfant de 10 mois et plus d'un côté, un joli petit hochet qui fait pouet pouet et de l'autre, un couteau au manche fondu  et bien, il laissera tomber le stylo pointu qu'il tient dans la main gauche ou le kapla plein d'échardes qu'il machouille à l'aide de sa main droite, pour se saisir du couteau...et les parents peuvent continuer sereinement à entasser les jouets pour les vendre à la prochaine brocante...

Il faut aussi savoir qu'il est impossible de tout avoir dans la vie. Votre fils loupe t'il son permis (mais pour l'avoir, vu le nombre de A que j'ai évité de justesse, je me demande s'il ne faut pas avant tout être apte à maintenir les statistiques de mortalité routière, pour ne pas avoir à s'interroger sur le nombre impressionnant de suicides chez les jeunes...), qu'il réalise un exploit au bac blanc : 14 à l'écrit, 15 à l'oral...je parle de mon fils, celui qui a contaminé toute la fratrie avec ses pokemons incapables d'articuler correctement leur propre nom (le problème étant que le troisième devenu féru veut absolument m'expliquer les différentes évolutions et que je commence à trouver cela marrant....ARRGH !), celui qui a rendu fou le correcteur d'orthographe intégré sous word, celui qui crie "ma bite sur ton front" à longueur de journée, celui qui avait eu 5 et 4 l'année dernière. Il ne faut pas désespérer, les miracles sont possibles....je lui ai dit que je préfère qu'il réussisse son bac, même si je sais que seul l'obtention du permis lui permettra un jour de partir de la maison....un miracle à la fois...